Réinventer nos pratiques de recherche ?
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Addendum de mai 2021 : Nous pouvons résumer la problématique de la manière suivante : la production scientifique dépend des conditions de production de cette production scientifique. Exiger de faire de la recherche « d’excellence » en se basant sur une main-d’œuvre précaire, c’est au mieux une vue de l’esprit (nier l’épuisement de ceux et celles produisant les connaissances), au pire un cynisme (assumer un turn-over sans considération sur les conditions de travail).
Avec ma colistière Mharion, nous avons été élus des doctorant⋅es SHS à la commission recherche de mon université. La commission recherche, c’est une instance de la direction centrale d’une université. Elle a pour rôle de fixer les orientations politiques de recherche, les règles de fonctionnement de laboratoire, la répartition de l’enveloppe budgétaire et le développement des activités de diffusion de la culture scientifique, technique et industrielle. À cette occasion, je voulais vous partager quelques réflexions (fruits de nombreuses discussions avec de nombreux jeunes chercheurs et chercheuses) sur ce que représentait pour moi la recherche. Je serais ravi d’échanger avec vous pour enrichir ma grille de lecture.
Une double crise du monde universitaire
Cette élection se trouve dans un contexte bien particulier, à travers notamment l’adoption de la Loi de programmation de la recherche, qui a beaucoup fait débat (et c’est un euphémisme). Le monde de la recherche est, d’après moi, confronté par une multitude de crises internes et externes.
Une crise interne : le new public management comme modèle et la précarisation comme conséquence
Concernant les crises internes, on peut tout d’abord citer la transformation à l’échelle mondiale de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) depuis quelques dizaines d’années. L’université connaît une vague de néolibéralisation (voir notamment Bonneuil, Joly (2013)). Ce processus fait passer la production de connaissances dans un contexte académique relativement autonome à un mode de production de connaissances à visée applicative. Cette évolution est marquée par une baisse des financements pérennes des établissements au profit de financements sur projet, par un pilotage de la science par les entreprises et les marchés financiers et par une utilisation dans le service public des pratiques de management issues du monde de l’entreprise (new public management). De plus en plus, tout est noté, classé, évalué : les individus (via le h-index), les revues scientifiques (via l’impact factor), les laboratoires et les universités (via le classement de Shanghai). En France, cette mutation est le fruit d’une succession de lois : loi Savary (1984), loi LRU (2007) et la toute récente LPR. L’objectif, derrière ces lois, est ainsi d’imposer une idéologie de l’entrepreneuriat, de soumission au marché, de compétition (entre les individus, laboratoires, universités). Ainsi, sous prétexte d’une « autonomie » des universités, l’État se désengage du financement des universités, les obligeant à chercher d’autres sources de revenus pour pouvoir survivre : financement sur projets via l’Agence nationale de la recherche (ANR), contrats avec des industriels, etc.
Dans ce contexte, les postes de chercheur·es et d’enseignant·es-chercheur·es titulaires se raréfient, créant une très forte compétition qui pousse les jeunes chercheurs es à enchaîner les contrats précaires (postdoc, ATER, vacataires, tenures tracks, etc.), ce qui suppose d’importantes contraintes personnelles (déménagements fréquents, etc.) et financières (salaires faibles, voire dérisoires). Cette compétition acharnée pour quelques trop rares postes se fait au prix de leur temps de recherche, de la détérioration de leur santé physique et mentale, ainsi que de leur vie personnelle et familiale. Comment pouvoir faire un travail intellectuel rigoureux si les jeunes chercheur⋅es accaparé⋅es par des inquiétudes concernant notre survie matérielle, le lieu où l’on atterrira l’année suivante (voire le mois prochain), etc. ? Cette précarisation des jeunes chercheurs et chercheuses, poussent un grand nombre à vouloir quitter l’ESR (47% des doctorant⋅es prévoient de quitter l’ESR et 10% d’abandonner la thèse en cours).
Lors de cette élection, j’ai pu voir que cette gestion selon les modalités d’un new public management était une ligne de fracture entre les différentes listes, entre les partisans et les opposants de ce système.
Une crise externe : une attaque de la science par le politique
Il s’ajoute à cette crise interne une crise externe : la science connaît de vives attaques politiques, et en particulier un discrédit jeté sur les sciences sociales, considérées par certain⋅es dirigeant⋅es comme des productions idéologiques. Par exemple, un ministre présente les « thèses intersectionnelles » comme l’un des terreaux au terrorisme, ou à un ancien ministre qui disait qu’« Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », ou encore les débats concernant la prétendue importation outre-Atlantique d’une certaine « cancel culture », ou autres « dérives gauchisantes » de l’université. Ces attaques des sciences (notamment sociales) sont également un phénomène planétaire.
De même, il y a une méfiance (parfois justifiée) accrue de la part de certaines franges de la population auprès des « experts » et du « monde scientifique ». S’il faut éviter de notre côté (celui des scientifiques) de tomber dans un discours caricatural et positiviste (celui d’une population ignorante qu’il faudrait « éduquer »), il faut avouer que les errances éthiques et autres méconduites scientifiques ont fait du mal à la profession.
Repenser nos pratiques de la science
Selon moi, la sortie de ces crises peut tenir en une seule phrase : « Le véritable enjeu pour la Recherche est de réfléchir aux conditions de retour d’autonomie de la science vis-à-vis des pouvoirs, tout en étant au service du bien commun et des citoyens, et en assurant une dignité de travail et une sortie du précariat. ».
Essayons de décortiquer tout ça pour voir concrètement comment faire.
La question de l’autonomie de la science
À mon sens, il faut permettre aux scientifiques de mener leurs recherches, indépendamment de l’agenda et de la mode politique ou économique. Les scientifiques sont assez grands pour connaître la pertinence ou non de leurs recherches. Ils ont tous les outils à leurs dispositions (revue par les pairs, revue de littérature, etc.). C’est même la base de leur métier. Faisons leur confiance.
Malheureusement, le nerf de la guerre reste l’argent. L’université n’a pas de grande latitude là-dessus, parce que c’est l’État qui décide de baisser ses financements et d’inciter le développement d’un modèle de financement sur base d’appels à projets. Néanmoins, il me semble nécessaire de ne pas se fermer des pistes de recherche parce qu’ils ne sont pas « séduisants » ou directement opérationnalisable. Il faut élargir nos horizons pour pouvoir s’adapter dans un monde d’incertitudes, pas le restreindre.
Finalement, il faut selon moi renoncer à la course à l’échalote qui est les classements et les évaluations. Cette course pousse à une homogénéisation des pratiques et des organisations (calqué sur le modèle anglophone), alors qu’il est plus que jamais nécessaire d’expérimenter de nouvelles manières de voir et de faire la recherche. Une piste possible est la mise en place de la slow science. Une autre piste est de sortir des métriques quantitatives, pour évaluer de manière qualitative : par exemple, quel est l’impact social de telle ou telle recherche ? Comment contribue-t-elle à l’amélioration de nos sociétés ?
La question du service du bien commun et de citoyens
Les connaissances produites à l’université, en tant que service public, doivent être partagées en tant que bien commun. Pour cela, il faut développer la politique pour la science ouverte. De même, il faut multiplier les initiatives de diffusion de la culture scientifique, technique et industrielle ou le développement du tiers secteur de la recherche, pour continuer ce travail d’ouverture de l’université au reste de la société. Il ne faut pas que nos connaissances restent confinées dans nos cénacles académiques ou privatisées par des entreprises. L’enclosure des communs de la connaissance représente selon moi un danger démocratique assez important.
Un autre point qui me semble nécessaire, c’est de restaurer la confiance du citoyen et de la science. Cela passe par un aggiornamento de la communauté scientifique. La confiance se construit, elle ne se décrète pas. Nous devons être plus vigilants face aux dérives, en accentuant ce travail sur l’éthique scientifique (en comprenant ces implications). Si le scientifique, dans sa pratique de la science, doit être autonome, il doit néanmoins rendre des comptes à la société, en faisant preuve d’une rigueur et d’une intégrité intellectuelle importante. Pas de droits sans devoirs : l’autonomie de la science est un droit, mais doit s’accompagner du devoir d’une responsabilité de respecter un ethos scientifique.
La question de la dignité de travail et de la sortie du précariat
Ce point-là concerne spécifiquement les jeunes chercheurs et chercheuses, ces fameuses « petites mains » de l’ESR souvent oubliées et qui sont trop nombreuses à vouloir quitter l’ESR, n’y trouvant pas/plus leur place. Il n’y a pas de solutions miracles. Cela passe par l’ouverture de postes pérennes (titularisation) ou a minima des contrats d’ATER. De nombreuses propositions ont été avancées par des collectifs de précaires. Écoutons les premiers concernés !
En guise de conclusion : dialogue et travail de terrain
Même s’il peut exister des différends avec l’équipe présidentielle, nous restons avant tout des universitaires. Cela signifie que nous sommes ouverts au dialogue constructif, au débat (disputatio), aux propositions, etc. Nous avons qu’une envie : contribuer au développement de l’université, notre bien commun à tous. Même si notre marge d’action est limitée1, nous souhaitons également contribuer au développement et au rayonnement de l’université. Les différences de vision sont même une chance, elles permettent d’apporter plus de nuances et de finesses aux débats et à l’action. Je crois profondément au dialogue et à la concertation. En espérant qu’avec ma colistière, on arrivera à concrétiser notre projet d’une université humaniste, ouverte et émancipatrice, où la pensée critique est le phare dans les ténèbres dans un monde en chaos.
BONNEUIL, Christophe et JOLY, Pierre-Benoît, 2013. Sciences, techniques et société [en ligne]. Paris : La Découverte. [Consulté le 9 mars 2019]. ISBN 978-2-7071-7788-9. Disponible à l'adresse : http://www.cairn.info/sciences-techniques-et-societe--9782707150974.htm.
Ne nous berçons pas d’illusions sur le pouvoir réel de ce genre d’instances. La participation aux instances élues doit s’accompagner d’un travail de terrain important également, que rien ne pourra remplacer.↩︎